Une intelligence collective face aux défis nutritionnels chez les fourmis
Les chercheurs ont démontré que les fourmis sont capables de contrebalancer rapidement toutes les carences alimentaires qui leur sont imposées quelque soit leur complexité. Leur étude, mêlant éthologie expérimentale et modélisation mathématique, permet d’identifier les mécanismes de régulation nutritionnelle qui interviennent chez les fourmis en situation de déséquilibre alimentaire. Ces résultats sont publiés dans la revue Current Biology.
Chez les fourmis, la nourriture est ramenée au nid par seulement 10% de ses membres : les récolteuses. La nourriture est ensuite régurgitée et partagée entre tous les membres de la colonie. De quelle manière les récolteuses gèrent-elles les déséquilibres alimentaires de la colonie ?
Afin de répondre à cette question les chercheurs ont développé une série de 7 expériences complexifiant à chaque fois un peu plus les carences alimentaires imposées à des colonies de fourmis d’Argentine. Lors de chaque expérience 20 à 30 colonies étaient privées d’un ou plusieurs éléments nutritifs pendant une semaine. Les éléments nutritifs retirés de la nourriture étaient : le sucre, l’ensemble des acides aminés (briques constituant les protéines), le cholestérol, uniquement les 10 acides aminés essentiels, 5 acides aminés essentiels, 2 acides aminés ou 1 seul acide aminé. Suite à la privation, les chercheurs offraient à chaque colonie l’opportunité de contrebalancer ce déséquilibre alimentaire en leur présentant pendant une heure un choix entre deux sources de nourriture, l’une présentant l’élément nutritif manquant, l’autre offrant un élément nutritif non manquant (Photo 1).
Les chercheurs ont observé que les récolteuses se dirigeaient collectivement vers la nourriture offrant l’élément nutritif manquant. Par exemple, des fourmis privées de cholestérol, qui avaient le choix entre une nourriture contenant du cholestérol et une nourriture contenant des acides aminés, se dirigeaient préférentiellement vers la nourriture offrant du cholestérol. A l’inverse, face au même choix, les fourmis privées d’acides aminés délaissaient la nourriture contenant du cholestérol pour se diriger vers la nourriture offrant les acides aminés. Dans toutes les expériences, la décision au niveau collectif était apparente dès les premières 10 minutes du test ne laissant aucune place à l’apprentissage, à la comparaison des deux sources ou à un quelconque feedback post-ingestif au niveau individuel ou collectif. Les fourmis étaient donc capables d’adapter leur stratégie de récolte en fonction de la carence alimentaire.
Afin de comprendre la mise en place de cette décision collective, les chercheurs ont observé le comportement des fourmis une fois arrivées à la nourriture (photo 2). Ils ont déterminé si, après un contact avec la nourriture, les fourmis se nourrissaient ou rentraient au nid sans s’alimenter. Ils ont observé que les fourmis avaient de plus grandes chances de se nourrir si la nourriture contactée présentait l’élément nutritif manquant. Par exemple, 60% des fourmis qui contactaient la nourriture présentant du cholestérol rentraient au nid le ventre plein lorsqu’elles étaient privées de cholestérol contre 40% lorsqu’elles étaient privées d’acides aminés. De même, 65% des fourmis qui contactaient la nourriture présentant des acides aminés rentraient au nid le ventre plein lorsqu’elles étaient privées d’acides aminés contre 40% lorsqu’elles étaient privées de cholestérol. La décision individuelle de se nourrir ou de rentrer au nid le ventre vide ne dépendait donc pas de l’élément nutritif lui même mais de la carence alimentaire subie.
Pour tenter de faire le lien entre le comportement individuel à la nourriture et la décision collective, les chercheurs ont construit un modèle mathématique basé sur le comportement de pistage des fourmis. En effet, chez la fourmi d’Argentine, les récolteuses revenant à la colonie après avoir découvert une source de nourriture déposent une piste chimique – une phéromone. Cette phéromone est très attractive ; elle permet de recruter d’autres fourmis qui vont emprunter la piste pour se rendre à la source de nourriture et renforcer la piste lors de leur retour au nid. Dans l’expérience présentée ici, les fourmis empruntaient un pont offrant le choix entre deux nourritures différentes, les chercheurs ont alors émis l’hypothèse que les fourmis qui revenaient à la colonie sans se nourrir déposaient moins de phéromone sur le chemin que les fourmis qui se nourrissaient. Ces différences de comportement de pistage au niveau individuel étaient alors rapidement amplifiées au niveau collectif, du fait que les fourmis recrutées qui font face à deux pistes choisissent la piste la plus concentrée en phéromone et la renforcent à leur tour (photo 3), ceci aboutissant à la sélection d’une nourriture. Les chercheurs sont parvenus à reproduire tous les résultats expérimentaux obtenus s’ils indiquaient dans leur modèle que les fourmis déposaient trois fois moins de phéromone lorsqu’elles rentraient au nid le ventre vide. Le modèle démontre que la colonie est capable de répondre à des défis nutritionnels relativement complexes et différents en moins de 10 minutes sans pour autant faire appel à un comportement individuel élaboré.
Dans une dernière expérience, les chercheurs ont tenté de mieux comprendre le rôle des récolteuses et des fourmis qu’elles recrutent dans la mise en place des décisions collectives. Pour cela, ils ont créé des conflits nutritionnels au sein de la colonie. Les récolteuses étaient privées de sucre alors que les autres membres de la colonie étaient privés d’acides aminés et vice versa. Au début des expériences, dans les premières 10 min les récolteuses (préalablement colorées photo 4) satisfaisaient en priorité leurs besoins nutritionnels mais après 15 min, les chercheurs ont remarqué une inversion de la décision collective. Ils ont pu démontrer que les fourmis recrutées par les récolteuses guidées vers une nourriture ne satisfaisant pas leur besoin nutritionnel étaient capables de changer la donne pour satisfaire les besoins des membres de la colonie démontrant ainsi la flexibilité des réponses collectives en fonction de l’état nutritionnel de la colonie.
Cette étude permet de mieux comprendre l’activité de récolte au sein d’une entité collective. Les déplacements sont optimisés au niveau collectif au travers de règles simples et génériques au niveau individuel de façon à maximiser la récolte alimentaire et de contrebalancer les défis nutritionnels.
Pour en savoir plus :
Ant foragers compensate for the nutritional deficiencies in the colony.
Csata E, Gautrais J, Bach A, Blanchet J, Ferrante J, Fournier F, Lesvesque T, Simpson SJ & Dussutour A
Current Biology 12 décembre 2019 https://doi.org/10.1016/j.cub.2019.11.019