Le CO2, un indice social favorisant l’expression de la mémoire chez la drosophile

Résultats scientifiques Neuroscience, cognition

Outre l’apprentissage, les performances de la mémoire pourraient aussi être modulées par le contexte environnemental. Dans cette étude publiée dans la revue Current Biology, les scientifiques montrent que le CO2 libéré par des mouches drosophile dans un groupe recrute une mémoire cryptique de longue durée, qui s'ajoute à la mémoire individuelle existante. Ils identifient le réseau neuronal qui sous-tend cette mémoire dépendante du CO2 et suggèrent que des variations naturelles de CO2 peuvent moduler les processus cognitifs chez les insectes.

L’animal présente l’aptitude d’établir des liens associatifs entre des événements distincts, ou entre son propre comportement et ses conséquences directes. Face à un environnement aux sources d’information changeantes et complexes, l’animal peut ainsi adapter rapidement son comportement en intégrant ses expériences passées, optimisant ainsi la qualité de sa prise de décision. Les interactions entre animaux constituent une source importante d’information. La contribution des interactions sociales dans l’acquisition de nouvelles informations a ainsi beaucoup attiré l’attention. Cependant, l'influence du contexte social sur la restitution d’une information préalablement acquise est encore peu connue.

La mouche à fruit Drosophila melanogaster offre de vastes possibilités d’étude sur les interactions entre gènes, environnement et comportement sociaux. En effet, son système nerveux simple de seulement 100000 neurones et les nombreux outils neuro-génétiques développés chez ce modèle d’étude permettent d’explorer aisément le fonctionnement de son cerveau au cours de processus aussi complexes que l’apprentissage et la mémoire. La drosophile est en effet capable d’apprendre et de mémoriser de nouvelles informations. Ainsi, elle peut éviter une odeur seule si cette dernière avait été préalablement associée à un stimulus aversif tel que des chocs électriques, montrant que cet apprentissage olfactif aversif résulte en une mémoire. En 2009, une étude s’est penchée sur l’influence du contexte social sur la récupération de cette mémoire olfactive, qui lorsque le protocole d’apprentissage est répété plusieurs fois aux mouches, peut durer plus d’une journée. Cette étude a ainsi démontré que la présence de congénères permet de favoriser l’expression de cette mémoire à 24 heures.

Quels processus biologiques liés au contexte social permettent de faciliter ainsi cette mémoire ? Les chercheurs ont établi que la présence d’un nombre important de mouches se manifeste par une augmentation du niveau du CO2 dans le dispositif de test qui permet de mesurer leur mémoire. De ce fait, ils suspectaient que le CO2 était un élément-clé dans cette facilitation sociale de la mémoire des mouches en groupe. Grâce à des outils neuro-génétiques les chercheurs montrent que la présence d’autres mouches ne facilite plus la récupération de la mémoire si des neurones traitant l’information CO2 dans le cerveau des mouches sont artificiellement bloqués : les performances des mouches testées en groupe sont alors équivalentes à celles de mouches testées individuellement. A contrario, soumettre une mouche seule à du CO2 permet de mimer l’effet du contexte social : les performances individuelles sont alors aussi élevées que celles mesurées en groupe, montrant l’importance du CO2 dans ce processus de facilitation sociale de la mémoire.

Comment expliquer alors, d’un point de vue neurobiologique, cette augmentation de performances liée au CO2 libéré par les autres mouches ? En combinant des outils de neurogénétique, de comportement et d’imagerie, les chercheurs montrent que le CO2 libéré par d’autres individus suscite l’implication d’un réseau neuronal additionnel, impliqué dans la récupération d’une mémoire dont l’activité dépend de la sérotonine libérée par une seule paire de neurones. Le CO2 libéré par un grand nombre de mouches révèle alors une mémoire cryptique, qu’une mouche testée individuellement ne peut exprimer.

De manière générale, le CO2 est présent partout dans la nature. Produit par les fruits en fermentation, on le retrouve également en grande quantité dans les nids des insectes sociaux tels que les fourmis, les abeilles ou encore les termites. Il joue de plus un rôle déterminant dans la détection de leurs hôtes chez les insectes hématophages tels que le moustique ou la mouche tsé-tsé. Le fait que le CO2 facilite l’expression de la mémoire chez la drosophile ouvre de nouveaux pans de recherches sur l’impact, jusqu’alors insoupçonné, du CO2 sur la cognition des insectes en général.

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© Aurélie Muria / Guillaume Isabel
Figure : Après un protocole d’apprentissage répété où les mouches associent une odeur à des chocs électriques selon un conditionnement pavlovien, les mouches sont testées soit seules, soit en groupe. Lorsqu’elles sont testées seules, les neurones a’/b' des corps pédonculés, le centre de la mémoire olfactive des mouches, sont responsables de l’expression de la mémoire individuelle. Lorsqu’elles sont testées en groupe, la quantité globale du CO2 est augmentée, ce qui suscite via l’activation des neurones à CO2 bilateral ventral projection neuron (« biVPN ») l’activation des neurones a/b et le recrutement des neurones Dorsal-Paired Medial (« DPM ») en plus des a’/b’ : ce recrutement additionnel de neurones dépendant du CO2 libéré par le groupe de mouches favorise l’expression de la mémoire.  
 

Pour en savoir plus :
Social facilitation of long-lasting memory is mediated by CO2 in Drosophila.
Muria A, Musso PY, Durrieu M, Portugal FR, Ronsin B, Gordon MD, Jeanson R, Isabel G.
Curr Biol. 2021 Mar 12. doi: 10.1016/j.cub.2021.02.044

Contact

Guillaume Isabel
Enseignant-chercheur CNRS au Centre de recherches sur la cognition animale (CRCA)

laboratoire

Centre de recherches sur la cognition animale (CRCA), Centre de Biologie Intégrative (CBI), (Université Toulouse3/CNRS)
169, avenue Marianne Grunberg-Manago
118 route de Narbonne
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