Forteresses imprenables ou cibles mouvantes ?

Résultats scientifiques Biologie végétale

Deux théories formulées il y a un peu plus de 40 ans visent à décrire pourquoi les plantes produisent une telle diversité de métabolites et comment celle-ci leur permet de lutter contre les insectes. Une étude publiée dans la revue Science Advances combine des développements récents en métabolomique et la théorie de l’information pour tester les prédictions de ces deux théories (« Optimal defense » et « Moving target ») et ainsi mieux comprendre selon quelles stratégies les plantes font face à leurs ennemis naturels.

Les plantes produisent une diversité spectaculaire de métabolites dont beaucoup agissent comme boucliers chimiques contre l’herbivorie par les insectes. Depuis le milieu des années 70, de très nombreux cadres théoriques ont été formulés pour comprendre si cette diversité chimique est par elle-même fonctionnelle et quels sont les facteurs écologiques contrôlant son évolution. Malheureusement, les prédictions de ces théories se sont souvent révélées difficiles à tester du fait de l’absence de techniques analytiques permettant d’explorer de façon poussée et non-ciblée le profil métabolique des plantes. Ces contraintes techniques ont ainsi été un frein à l’avancement de ce domaine de recherche.

Parmi les théories écologiques portant sur les stratégies associées aux réponses métaboliques des plantes face aux insectes, deux sont souvent au cœur des débats : celle de la « défense optimale » (Optimal defense theory) et une autre nommée d’après la métaphore militaire de la « cible mouvante » (Moving target theory). La théorie de la « défense optimale » suggère que les plantes ajustent la production préférentielle de défenses en fonction de la probabilité d'une attaque future. En revanche, la théorie de la « cible mouvante » suppose que les plantes modifient leur métabolisme de manière aléatoire, ces changements imprévisibles pour l’agresseur l’empêchant de s’adapter efficacement. A l’ère des approches « -omiques », comment tester ces théories à première vue difficilement « testables » ?

Dans le cadre d'une collaboration avec l'institut Max Planck d’Écologie Chimique de Iéna (Allemagne), les scientifiques ont utilisé une approche de métabolomique pour explorer la diversité des métabolites produits par différentes espèces de tabacs sauvages suite à l’attaque par des larves de lépidoptères : le ver du cotonnier (Spodoptera littoralis), un phytophage généraliste s'alimentant sur de nombreuses espèces végétales et celui du sphinx du tabac (Manduca sexta), spécialiste de quelques espèces de la famille des Solanacées, dont Nicotiana attenuata, modèle principal de l’étude.

Afin de décoder la diversité métabolique des plantes analysées et comment celle-ci est reprogrammée lors de la réponse à l’agression, les auteurs de l’étude ont utilisé des outils statistiques issus de la théorie de l’Information. Cette dernière, utilisée dans de nombreuses disciplines, fut proposée par Claude Shannon en 1954 afin de quantifier statistiquement le contenu en information dans les processus de communication. En transposant ce cadre statistique à l’analyse de profils métabolomiques, les chercheurs ont ainsi pu quantifier la diversité statistique et prédictibilité des profils chimiques produits par les plantes attaquées et définir ainsi une approche simple pour tester les prédictions des théories de la « défense optimale » et de la « cible mouvante ». L’étude montre que les réponses métaboliques pour différentes populations des espèces végétales analysées sont systématiquement en accord avec la théorie de la « défense optimale ».

Cette étude témoigne de l’importance de combiner outils d’analyse modernes et approches interdisciplinaires pour revisiter des théories écologiques ayant inspirées plusieurs décennies de recherche.

figure
© Danny Kessler

Figure : Le ver du cotonnier (Spodoptera littoralis, à gauche) et celui du sphinx du tabac (Manduca sexta, à droite) attaquant des feuilles de Nicotiana attenuata, un tabac sauvage originaire du Grand Bassin désertique des États Unis d’Amérique. Le ver du cotonnier est un phytophage généraliste pour de nombreuses espèces végétales. La larve du sphinx du tabac est un phytophage spécialiste de quelques espèces de la famille des Solanacées. Des analyses approfondies des métabolites produits par la plante après l'attaque de ces deux herbivores et l'application d'indices statistiques basés sur la théorie de l'information ont démontré une réorganisation du métabolisme stratégiquement adaptée à chaque ravageur et canalisée vers la production de métabolites à haute valeur défensive.

 

Pour en savoir plus :

Information theory tests critical predictions of plant defense theory for specialized metabolism
Li D, Halitschke R, Baldwin IT, Gaquerel E.
Science Adances. 10 juin 2020. doi:10.1126/sciadv.aaz0381

Contact

Emmanuel Gaquerel
Enseignant à l’Université de Strasbourg et chercheur à l' Institut de Biologie Moléculaire des Plantes (IBMP)

Laboratoire

Institut de Biologie Moléculaire des Plantes (IBMP) - (CNRS / Université de Strasbourg)
12 rue du Général Zimmer 67084 Strasbourg, France