Des requins et des hommes : à la recherche des asymétries perdues

Résultats scientifiques Développement, évolution

Chez de nombreux vertébrés, y compris l’humain, l’épithalamus, une région clé du cerveau régulant les émotions et les comportements, présente des asymétries qui varient considérablement d’une espèce à l’autre. Dans une étude publiée dans Nature Communications réalisée sur le requin et élargie à d’autres espèces, des scientifiques révèlent que ces asymétries ont une origine évolutive très ancienne mais qu’elles ont été en grande partie perdues chez certains groupes. 

L'épithalamus, une structure cérébrale asymétrique

Depuis les travaux de Paul Broca, médecin et anatomiste, il y a plus d'un siècle, les asymétries cérébrales humaines sont bien documentées. La présence de telles asymétries, longtemps perçues comme uniques à l'humain, s'observent pourtant dans un large éventail d'espèces animales. Leur origine évolutive demeure une énigme : sont-elles le fruit de contraintes adaptatives, ou résultent-elles d'une histoire phylogénétique partagée ? 

L’habénula, une structure bilatérale de l’épithalamus présente chez tous les vertébrés, offre une opportunité unique pour explorer ces questions. Cette structure constitue un nœud important dans des circuits neuronaux très conservés, reliant les noyaux de la base du cerveau au cerveau moyen et au cerveau postérieur. Elle constitue un centre intégrateur clé, régulant des processus émotionnels, cognitifs et moteurs complexes, en réponse aux variations environnementales. Une caractéristique notable de l’habénula est son asymétrie, observée dans la taille, les projections neuronales et l'organisation cellulaire, avec des variations considérables entre espèces.  Jusqu'à présent, ces asymétries étaient surtout étudiées chez des espèces comme le poisson-zèbre, laissant leur origine et leur évolution partiellement inexpliquées.

Un requin pour explorer l’histoire des asymétries bilatérales

La petite roussette, poisson cartilagineux appartenant au groupe des requins, apparaît être un modèle pertinent pour l'étude des asymétries habénulaires. Elle possède en effet une position phylogénétique clé chez les vertébrés et présente des asymétries majeures en taille entre les habénulas droite et gauche. Afin d'obtenir une caractérisation moléculaire exhaustive de ces asymétries, les scientifiques ont mis en œuvre une caractérisation transcriptomique, une méthode permettant de caractériser la totalité des gènes exprimés dans chaque structure. 

Une signature moléculaire ancienne et un mécanisme conservé

Cette étude, publié dans la revue Nature Communications, révèle une organisation fortement asymétrique, plus complexe que celle décrite chez le poisson-zèbre. 

Malgré les variations entre espèces, un mécanisme commun basé sur la régulation de la voie Wnt semble sous-tendre la formation des asymétries habénulaires. Chez la roussette, comme chez le poisson-zèbre, cette voie joue un rôle déterminant, bien que les régulations temporelles et spatiales diffèrent entre ces espèces. Ces observations suggèrent que ce mécanisme ancien pourrait expliquer la récurrence et la diversité des asymétries épithalamiques au sein des vertébrés.

Ces résultats mettent en lumière l'importance d'étudier des modèles non conventionnels pour comprendre l'évolution des structures cérébrales et des fonctions qu'elles régulent. "La petite roussette nous offre une fenêtre unique sur l'histoire évolutive du cerveau, en éclairant des traits qui persistent depuis des centaines de millions d'années", explique Sylvie Mazan, co-auteure principale de l'étude.

© M. Lanoizelet, L. Michel, R. Lagadec, L. Guichard, H. Mayeur & S. Mazan. Nature Communications.

Figure : Évolution de l'organisation des habénulas chez les vertébrés. Une organisation tripartite fortement asymétrique (avec les habénulas médianes en violet, les habénulas latérales gauche et droite respectivement en jaune et bleu) est retrouvée chez les chondrichtyens (ou poissons cartilagineux), les dipneustes et les polyptères, en accord avec une origine ancienne chez les gnathostomes. Elle est perdue chez les tétrapodes et les téléostéens, et en partie conservée chez les cyclostomes.

En savoir plus : Analysis of a shark reveals ancient, Wnt-dependent, habenular asymmetries in vertebrates. Lanoizelet M, Michel L, Lagadec R, Mayeur H, Guichard L, Logeux V, Séverac D, Martin K, Klopp C, Marcellini S, Castillo H, Pollet N, Candal E, Debiais-Thibaud M, Boisvert C, Billoud B, Schubert M, Blader P, Mazan S. 2024. Nature Communications 15:10194. doi: 10.1038/s41467-024-54042-2 

Contact

Sylvie Mazan
Directrice de recherche CNRS

Laboratoire

Biologie intégrative des organismes marins - BIOM (CNRS/Sorbonne Université)
Observatoire océanologique
Avenue du Fontaulé
Banyuls sur Mer